Depuis le temps que je roule ma bosse en ce bas monde, j'accumule, souvenirs, bons et mauvais, sensations, agréables, désagréables, voire douloureuses.
Et comme j'ai une mémoire d'éléphant, les choses me reviennent, fréquemment, et en ce moment, plus que jamais, je suis nostalgique.
Rassure-toi, je vais t'épargner les couplets sur le temps perdu qu'on ne rattrape pas, sur l'enfance qui passe trop vite, les mauvais choix, les erreurs et les errements, les regrets, etc.
Mais comme je traverse une période difficile, et que je suis dans un trou noir, j'ai besoin de me raccrocher à ces fragments du passé. Ils me rappellent que j'existe et que je viens de quelque part.
J'aime assez l'idée de me souvenir de ce que je ressentais ou imaginais ou pensais dans certaines situations, et me rendre compte que, finalement, tout n'a pas fondamentalement changé.
Je me souviens de ce jardin, la première fois que j'ai fait connaissance avec notre maison, avec de l'herbe sèche qui m'arrivait presque jusque sous les bras.
Puis les hivers, pendant lesquels mon père faisait du feu dehors, près de l'ancienne pompe rouillée. Mes cheveux et mes vêtements sentaient la fumée. Bien des années plus tard, notre petite chatte sentait elle aussi bon la fumée quand elle rentrait de ses escapades. Comment oublier cette odeur ?
Et puis les printemps, où je guettais l'arrivée des violettes qui embaumaient. Je faisais des bouquets de primevères. J'étais fascinée par l'herbe fine et d'un vert tendre qui repoussait sous MON arbre. je cherchais des nids, je ramassais les coquilles d'oeufs si fragiles.
Et puis aussi, l'énorme cerisier qui bourgeonnait et fleurissait. Les cerises abîmées par les merles, et qui tombaient par terre. Les framboises dans le carré tout au fond.
La balançoire, mes exercices de gym, la lecture dans l'herbe.
Les interminables parties de ping-pong, les goûters d'anniversaire dehors.
Mon père qui se fâchait quand on faisait trop de bruit pendant ses consultations.
Les haies et les allées très sombres, là où je me faisais peur toute seule et où, adolescente, je fumais en cachette des cigarettes mentholées qui me faisaient tousser et tourner la tête.
L'école, les feuilles que je ramassais sur le chemin et que je collais dans des carnets, ces herbiers que je ne finissais jamais, les marrons qu'on se prenait parfois dans la tête pendant les récréations.
Et encore, le collège, la peur d'être trop petite. La solitude.
L'envie d'être celle qu'on trouve la plus mignonne (et ça n'arrivait jamais évidemment, puisque personne ne me remarquait vraiment). La honte d'avoir des poils sur les bras, du duvet au-dessus des lèvres. L'appareil dentaire à porter, la honte, encore. Et puis, quand même, les bons copains et les bonnes copines.
Je passe sur mes histoires de coeur : mes copines arrivaient toujours à leurs fins. Et moi, jamais. Aucun garçon ne m'a jamais dit être amoureux de moi. Je n'ai jamais eu de petit mot d'amour. Rien. Que dalle. Pendant de longues années, je pense m'être accrochée à ceux qui ne voulaient pas de moi. Ou ne m'avaient même jamais vue. J'ai fantasmé sur des histoires romantiques qui n'ont jamais commencé. Bref.
Tous les samedis soirs, on prenait la voiture et on allait dîner en famille à Paris. Pendant très longtemps au même restaurant. On allait aussi au cinéma, rue de la Huchette ou rue des Ecoles, voir des bons films en VO (comme j'étais petite en taille, souvent j'emmerdais le monde parce que je ne voyais pas les sous-titres). Odéon-Saint-Michel, le quartier de prédilection de mes parents, devenu quelques années plus tard le lieu de longues promenades, souvent seule. (ou mal accompagnée !)
Pour aller à Paris, on prenait cette fameuse route, qui traversait des villes de banlieue : route bordée de pavillons anonymes, de petits immeubles, d'ateliers, de magasins, de restaurants, plus ou moins défraîchis. J'essayais de deviner qui pouvait bien habiter là, comment les gens vivaient, ce qu'ils faisaient au moment où l'on passait... aujourd'hui encore, je le fais, sur n'importe quelle route de France ou de Navarre... et il n'y a pas si longtemps, je me suis retrouvée sur cette route, et la mécanique de mon imagination est repartie, avec les mêmes interrogations, comme il y a... 35 ans !
Et puis encore, les vacances...
Mes parents bougeaient, toujours. On a parcouru la France, dormi dans des hôtels rigolos, on s'est perdus dans des coins étonnants, fait des haltes inattendues dans des villages paumés, on est tombés en panne d'essence ou en panne tout court et avons toujours profité de ces pauses forcées.
Pendant longtemps, on a pris l'avion pour aller en Corse, parce que mes parents y avaient fait un séjour en hiver et étaient tombés sous le charme de l'île, qui à cette époque était un désert magnifique (où les touristes n'étaient pas les bienvenus). Les premières années, on louait une 4L, et on logeait dans un village de vacances où l'épicier venait en camionnette et le facteur en âne. On se baignait dans les grosses vagues, c'était assez dangereux d'ailleurs. On allait à Ajaccio manger des glaces sur le port et acheter des bouquins et des journaux dans une librairie du centre-ville.
J'y étais comme chez moi, j'en revenais aussi noire qu'un pruneau. J'avais peur de mourir en avion et j'étais malade en voiture, mais je détestais en partir. Quelques jours avant la date fatidique, je comptais : plus que trois jours, deux nuits, deux petits-déjeuners, un dîner sur le balcon, etc. J'étais tellement
triste.
Rien n'a changé, j'ai toujours peur de mourir en avion (et je suis un peu moins malade en voiture), mais j'aime voyager par dessus tout.
Et d'ailleurs, ça me manque affreusement.
Mais je hais fermer les volets des maisons de vacances.
PS : comme disait Maxime Leforestier, dans sa belle Ballade des marguerites.
"J'ai connu le temps où coulent les enfances,
Tout doucement, au début de la vie.
Le temps de l'école, le temps de l'innocence
Et du chagrin, et du bonheur aussi.
J'ai laissé passer le temps qui va trop vite.
Si j'ai tout vu pendant quelques années,
Je n'ai pas connu le temps des marguerites.
Feuillues sont nées, feuillues se sont fanées.
Puis est arrivé le temps de mes ivresses,
De mes alcools aux mauvais souvenirs
Et les yeux gonflés, le temps de la paresse
Où l'on se tue à force de dormir
Et je suis resté, en attendant la suite,
Dans une vie de vide enrubannée.
Je n'ai pas connu le temps des marguerites.
Feuillues sont nées, feuillues se sont fanées.
J'ai connu le temps de la désespérance
Où l'on s'enlise un peu plus chaque jour,
Où, les yeux ouverts, on n'attend de la chance
Plus que la mort si ne vient pas l'amour.
Si, dans l'avenir, on vante mes mérites,
Ne croyez pas ce que les gens diront.
Je n'ai pas connu le temps des marguerites.
Feuillues naîtront, feuillues se faneront."